[INTERVIEW] GEORGES BLANC : "LES ÉTOILES, C'EST L'ÉMOTION QUE LES GENS RESSENTENT"

Vendredi 2 Février - 16:10

Interview

Le chef Georges Blanc au micro de Radio SCOOP en février 2024. - © Radio SCOOP - Tom Bonnard
Troisième meilleur chef du monde, et détenteur de trois étoiles au Guide Michelin, Georges Blanc nous a reçus, chez lui, dans son restaurant à Vonnas (Ain) vendredi 2 février. Crise agricole, héritage de Paul Bocuse ou encore produits du terroir : le chef s'est confié à notre micro.

Il fait la fierté de Vonnas (près de 3 000 habitants) depuis des décennies. 

Georges Blanc, 81 ans, est le propriétaire d'un village dans le village : trois hôtels, dont un avec Spa, trois restaurants accompagnés de plusieurs boutiques. Le tout dans un cadre idyllique où le temps semble s'être arrêté. 

Du temps, Georges Blanc nous a accepté de nous en consacrer, au milieu de son emploi du temps bien chargé.

Radio SCOOP : Comment fait-on pour conserver ses étoiles au Guide Michelin ?
Georges Blanc : "Il ne faut jamais se contenter des acquis. C'est très difficile de les décrocher. Élever le niveau d'exigence en cuisine est primordial. L'expérience que viennent vivre les gens chez nous doit toujours être d'un niveau formidable. L'attente est considérable et a un certain coût. C'est un engagement festif, occasionnel pour les événements particuliers.

 "Les étoiles, c'est l'émotion que les gens ressentent"


C'est pourquoi on doit être en mesure de répondre à l'attente des clients. La prestation doit être avant tout émotionnelle. Les étoiles, c'est l'émotion que les gens ressentent quand ils viennent goûter notre cuisine. C'est encore plus dur de les conserver. Il faut passer par un engagement passionnel. Je dis souvent ‘'sans passion point d'élévation'' C'est ma devise."




Une intransigeance que vous faites sans doute ressentir à votre équipe également…

"Tout à fait. L'exemplarité est décisive. Je suis à l'écoute de mes clients. Je suis aussi chef d'entreprise, et non pas seulement chef de cuisine. Il faut savoir percevoir l'attente des clients et leur donner ce qu'ils attendent. J'ai un échange avec chacun d'eux à la fin de chaque repas. Cela me permet de mesurer leurs goûts, attentes et émotions. La valeur additionnelle est la rencontre qu'ils peuvent avoir avec le chef."

Qu'est-ce qui vous a donné l'envie de devenir un grand chef ?
"C'est une histoire familiale. Avec la profonde volonté de transmettre. Je suis issu d'une famille qui a eu trois générations de mères cuisinières avant moi. Cet établissement (à Vonnas) est la plus vieille maison étoilée au Guide Michelin depuis la création des étoiles en 1926. Ma grand-mère a décroché la première en 1929. Elle a ajouté rapidement la deuxième en 1931. 

Il y a ensuite eu 40 ans de deux étoiles. Jamais deux sans trois, j'ai ajouté ma pierre à l'édifice avec la troisième en 1981. Cela va bientôt faire 44 ans en cas de renouvellement avant la fin du mois de mars."

Comment fait-on pour rester tout le temps au top niveau ?
"Tout le secret réside dans le plaisir d'exercer ce métier. Une vie professionnelle dure longtemps. Alors y trouver un lieu d'épanouissement est ô combien important. Il y a aussi de la remise en question au quotidien. Avoir l'esprit ouvert est également important : je mange en cuisine midi et soir avec mes équipiers. Ce n'est pas tous les chefs qui le font."

"Chaque région a la chance d'avoir des produits emblématiques"


Quel est votre rapport au terroir ? En cette période difficile pour les agriculteurs ?
"Les produits du terroir, ça me parle. Je suis Bressan. Au cœur de la Bresse, notre produit emblématique est la volaille. Je suis président de l'association reliée à l'appellation protégée depuis 1986. Je suis très fier de cet engagement, le seul que j'ai conservé jusqu'à maintenant. C'est aussi le symbole de ce que doivent faire, et que font, les chefs dans leurs terroirs respectifs : aider à la valorisation et à la promotion des produits spécifiques de qualité de leurs terroirs."

"La grande distribution a des marges importantes au détriment des producteurs"


On imagine que vous comprenez le combat des agriculteurs, donc…
"Absolument. C'est un drame. Je les connais bien. Ce sont des gens qui aiment leur métier. C'est souvent une tradition familiale. Il est difficile d'assumer aujourd'hui la reprise d'une ferme. Ils sont coincés au niveau de leur production et l'abaissement des prix. Un manque de rentabilité de leur production se crée indéniablement. Tout le problème se situe ici. La grande distribution a des marges importantes au détriment des producteurs…"

La région Auvergne-Rhône-Alpes est-elle la plus riche de France au niveau gustatif ?
"C'est un garde-manger formidable. Vous trouvez les vins du Beaujolais, de la Vallée du Rhône, de la Savoie. Ou encore la Volaille de Bresse. À Lyon par exemple, il y a un public réceptif à la bonne chair. Chaque région a la chance d'avoir des produits emblématiques. C'est ce que les chefs doivent mettre en valeur."

Paul Bocuse était l'un de vos confrères. Comment le définiriez-vous ?
"Il a été un bon compagnon de route. Il s'était un peu imposé comme le chef de file de la cuisine traditionnelle. Il a fait sortir les cuisiniers du sous-sol. Cela a été le début de la médiatisation de la cuisine. Paul Bocuse a marqué la vie lyonnaise. Pendant une trentaine d'années, on a traversé le monde pour promouvoir la région Auvergne-Rhône-Alpes. J'ai encore des souvenirs mémorables.

"Je me suis dit ‘'j'ai l'impression que c'est la dernière fois que je le vois''"


La dernière fois que je l'ai vu avant qu'il décède, j'ai eu comme un pressentiment que cela allait arriver sous peu. Il avait insisté pour que je reste manger chez-lui (à Collonges-au-Mont-d'Or). On a dégusté une quenelle pendant deux-trois heures, à parler de tout et de rien. Je suis reparti après avoir bien festoyé, bien rigolé avec lui. 

Je me rappelle son regard avant de lui dire au revoir. Je me suis dit ‘'j'ai l'impression que c'est la dernière fois que je le vois.'' Il s'était malheureusement éteint huit jours après" (20 janvier 2018, à 91 ans.)



Que diriez-vous à un jeune qui rêverait de se lancer dans la cuisine ?

"Il y a plusieurs façons de se lancer dans la cuisine. Un bon cuisinier ne sera pas forcément un bon restaurateur. Produire est un métier, vendre en est un autre. Il faut avoir de grandes qualités pour être au-delà du cuisinier : être gestionnaire et intuitif. Mais on peut aussi s'épanouir dans la cuisine sans forcément être restaurateur. C'est compliqué d'ouvrir un restaurant.

"Faire de son métier un plaisir, c'est pouvoir embellir son avenir"


Je dis à tous les jeunes qui sont intéressés par le métier de s'engager pleinement. On est des marchands de bonheur, on fait un métier qui est festif. Un métier qui se renouvelle où il y a une part de créativité. Je dis aussi : « faire de son métier un plaisir, c'est pouvoir embellir son avenir. » J'ai eu la grande chance d'être passionné depuis le début. 

Cette passion n'a pas faibli. C'est pour ça qu'à un âge respectable, je suis encore là. Je viens tous les jours à sept heures dans mon restaurant. Je suis un amoureux des citations. J'aime bien celle-ci aussi : « le matin, soit tu te lèves pour réaliser tes rêves, soit tu te recouches pour continuer de rêver. » Et ça sera le mot de la fin."